Saint-Suaire

3 février 2021. Publié par Benoît Labourdette.
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Le cinéma arrive, dans l’histoire de l’humanité, comme un fait beaucoup plus religieux qu’on a pu l’envisager de prime abord.


André Bazin, dans son article « Ontologie de l’image photographique » (1945), évoque de façon très claire la fonction de la photographie originelle : cette trace photographique du corps du Christ sur son linceul mortuaire (le Saint-Suaire, conservé à Turin en Italie) est utilisée comme l’une des preuves irréfutables de l’existence de Dieu, car la main de l’homme n’y est pour rien, c’est un phénomène naturel, une reproduction mécanique. La photographie fait donc corps avec les fondements du Christianisme.

Bien-sûr, il fut prouvé que le Saint-Suaire était un faux, le tissu ayant été daté du Moyen-Age au carbone 14. Cela n’enlève en rien sa fonction et l’instrumentalisation qui en fut faite. Les sculptures de mise au tombeau du Christ représentent toujours ce tissu. A l’époque baroque, la mise en scène sculptée en est spatialisée, comme une sorte de pré-film qui attendrait patiemment l’apparition de la technologie qui prendra sa suite.

Vivre le choc de la rencontre avec une telle sculpture et la filmer en l’accompagnant des mots d’André Bazin, la faire exister dans le temps du cinéma, c’est pour moi toucher à une essence philosophique commune. Cela met en évidence le lien intrinsèque entre cinéma, religion et histoire de l’art. Les mots d’André Bazin furent fondateurs de ma compréhension du cinéma. Ainsi faire ce film représente pour moi une façon de tracer le lien profond entre le cinéma et ses deux origines, à la fois mécanique-naturelle et humaine-fictionnelle.

Car la religion est une fiction, qui a pris pour prétexte une prétendue trace irréfutable du réel. C’est à dire le cinéma et ses avatars avant l’heure, avec tous les troubles que les images sèment de plus en plus dans la question de la définition du réel. Précisons, dans la suite des travaux de Yuval Noah Harari, que je nomme religion tout système de croyances figé qui prétend expliquer le monde. Ainsi, l’athéisme, bien qu’il s’en défende, est aussi une religion.

Extrait de l’article « Ontologie de l’image photographique » d’André Bazin (1945) lu dans le film

La photographie, en achevant le baroque, a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance. Car la peinture s’efforçait au fond en vain de nous faire illusion et cette illusion suffisait a l’art, tandis que la photographie et le cinéma sont des découvertes qui satisfont définitivement et dans son essence même l’obsession du réalisme. Si habile que fut le peintre, son œuvre était toujours hypothéquée par une subjectivité inévitable. Un doute subsistait sur l’image à cause de la présence de l’homme. Aussi bien le phénomène essentiel dans le passage de la peinture baroque à la photographie ne réside-t-il pas dans le simple perfectionnement matériel (la photographie restera longtemps inférieure à la peinture dans l’imitation des couleurs), mais dans un fait psychologique : la satisfaction complète de notre appétit d’illusion par une reproduction mécanique dont l’homme est exclu. La solution n’était pas dans le résultat mais dans la genèse.

Il y aurait lieu cependant d’étudier la psychologie de genres plastiques mineurs, comme le moulage de masques mortuaires qui présentent, eux aussi, un certain automatisme dans la reproduction. En ce sens on pouvait considérer la photographie comme un moulage, une prise d’empreinte de l’objet par le truchement de la lumière.

L’originalité de la photographie par rapport à la peinture réside donc dans son objectivité essentielle. Aussi bien, le groupe de lentilles qui constitue l’œil photographique substitué a l’œil humain s’appelle-t-il précisément « l’objectif ». Pour la première fois, entre l’objet initial et sa représentation, rien ne s’interpose qu’un autre objet. Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux. La personnalité du photographe n’entre en jeu que par le choix, l’orientation, la pédagogie du phénomène ; si visible qu’elle soit dans l’œuvre finale, elle n’y figure pas au même titre que celle du peintre. Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence. Elle agit sur nous en tant que phénomène « naturel », comme une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques.

Cette genèse automatique a bouleversé radicalement la psychologie de l’image. L’objectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les objections de notre esprit critique nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-presenté, c’est-à-dire rendu présent dans le temps et dans l’espace. La photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction.

Il faudrait introduire ici une psychologie de la relique et du « souvenir » qui bénéficient également d’un transfert de réalité procédant du complexe de la momie. Signalons seulement que le Saint-Suaire de Turin réalise la synthèse de la relique et de la photographie.

[...]

Dans cette perspective, le cinéma apparaît comme l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique. Le film ne se contente plus de nous conserver l’objet enrobé dans son instant comme, dans l’ambre, le corps intact des insectes d’une ère révolue, il délivre l’art baroque de sa catalepsie convulsive. Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement.

Lieu de tournage

Église Saint-Jacques de Dieppe - Le Sépulcre
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Sculpture de mise au tombeau du Christ

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Plâtre de 1842, copie d’un précédent plâtre détruit à la Révolution française, lui-même copie d’un ensemble du XVIe Siècle situé dans la Collégiale d’Eu.



France, Normandie.


Le Saint-Suaire de Turin

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