Penser l’image du kaléidoscope animé

2 mars 2014. Publié par Benoît Labourdette.
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Les critères de la composition

Lorsqu’on fait le cadrage d’une image avec une caméra, on emploie, le plus souvent, les critères classiques de la composition d’image, hérités de la tradition de la peinture figurative. Ce qui est bien naturel. On cadre les choses telles qu’on les voit dans l’appareil de prise de vue, image dont le cadrage est le même que celui que le spectateur verra. Système « Wysiwyg » (initiales de What You See Is What You Get), cher à l’informatique lorsqu’elle est devenue « user friendly », avec l’apparition du Macintosh en 1984.

Bien-sûr, ce système fonctionne, c’est celui des peintres figuratifs, et ses qualités pour la fabrication sont éprouvées. Mais en réalité les choses ne sont pas si simples en peinture, car il y a tout le travail de la matière de l’image elle-même, dont le résultat ne se donne pas forcément à voir immédiatement. A fortiori pour la gravure, beaucoup d’étapes, abstraites, précèdent « l’apparition » de l’image.

La pellicule argentique

De même, lorsque l’on prenait des photos ou des films avec des pellicules argentiques, on ne voyait dans le viseur de l’appareil qu’une idée du cadrage, mais les autres réglages devaient être faits « à l’aveugle », avec différentes aides (cellule photo-électrique notamment), et on ne découvrait qu’après le développement de la pellicule la luminosité (ou exposition), le rendu des couleurs ou du noir et blanc, le contraste, l’équilibre des couleurs, bref, la « matière » de l’image. D’ailleurs l’appareil photo considéré comme le meilleur au monde, le Leica, n’avait même pas de visée réflexe, c’est à dire que le cadrage était fait « au jugé », surtout pour les plans de près, le viseur étant déporté par rapport à l’objectif. Donc, le photographe avec Leica devait surtout imaginer son image, et la fabriquer avec un geste, sa maîtrise venant au fur et à mesure de l’expérience et d’une connaissance plus intime de sa machine.

La vidéo et le numérique

Depuis l’apparition des caméras vidéo, puis des caméras numériques, ce que nous regardons pour fabriquer l’image n’est plus un « viseur », c’est un écran, qui nous montre l’image déjà reproduite (ou presque), c’est à dire ce que sera l’image vue par le futur spectateur. C’est la même image. C’est à dire qu’on ne peut plus vraiment penser l’image, imaginer l’image, on en est immédiatement spectateur, on se situe tout de suite de l’autre côté de la barrière, si on peut dire.

Cela a de multiples intérêts, on gagne de l’argent, on économise les surprises, on maîtrise (ou on croit maîtriser) beaucoup plus l’image. Mais c’est, conceptuellement, une facilité qui, paradoxalement, en nous faisant miroiter une maîtrise immédiate, vide d’une certaine manière la situation de prise de vue de son mystère, de son imaginaire, de sa tension. Il ne s’agit pas pour moi de regretter un passé que nous supposerions plus « noble » que le présent. Il s’agit juste de penser qu’on ne peut plus, du tout, penser l’acte de fabrication d’image de la même manière qu’avant. L’outil est devenu essentiellement différent, donc l’acte de prise de vue change aussi d’essence.

Le kaléidoscope

Qu’est-ce qu’un kaléidoscope animé ? La façon dont je le compose (et je ne suis pas le seul à employer cette technique) consiste simplement à placer la même image à côté d’elle-même, retournée, verticalement et/ou horizontalement, afin que ses bords se connectent à eux-mêmes, comme en un miroir, produisant une image continue. On ne voit pas des images côte à côte, du fait de leurs retournements, car leurs bords sont fluides, donc difficiles à discerner en tant que tels. Cela produit une forme autre, comme le font les images du test de Rorschach.

Dans ma pratique, je crée des kaléidoscope avec 4 images, ou 8, 9, 12, 48, ou même 108.

Les centres du kaléidoscope

Du fait de cette disposition en miroirs dépliés, ce qui se retrouve aux « centres » dans le kaléidoscope, ce sont les zones de connexion entre les bords et les coins des images. Ainsi, au moment où je filme des images dans le but qu’elles soient montées en kaléidoscope, je ne compose pas un cadrage dont je vois le résultat, je porte la plus grande attention aux bords et aux angles, ce qui est le plus négligeable visuellement, dans nos codes culturels de composition, mais qui deviendront, dans l’image-kaléidoscope future, les zones les plus importantes, les plus signifiantes pour le spectateur. Bref, ce qui est quasiment invisible au moment de la prise de vue est ce qui va construire le sujet essentiel du film.

Retour de l’abstraction et de la vie

Ainsi, l’opérateur de prise de vue du kaléidoscope se retrouve, à nouveau, dans la position de celui qui met en place, autour d’une structure imaginaire, d’une idée, les conditions d’une image future, qui n’est pas immédiatement donnée à voir. On pourrait assez facilement construire un système temps réel qui permettrait de visualiser le résultat du kaléidoscope. Mais, alors, la maîtrise que cet outil apporterait viderait immédiatement le kaléidoscope de sa zone imaginaire, de son rêve, de son utopie, bref de sa vie et de son désir. Ce qui fait qu’une image est forte, c’est son mystère, son désir d’existence. Le fantasme qu’a l’humain de devenir Dieu, de maîtriser pleinement les représentations qu’il fabrique, l’amène à produire un monde froid.

Fabriquer des kaléidoscopes animés en ne pouvant pas voir tout de suite le résultat, c’est partir à l’aventure, en tant que créateur/regardeur, et l’image produite sera un partage de cette aventure, du mystère, de la découverte, de l’imprévu, de l’accident qui donne la vie. Un partage de la libre interprétation.

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