Photos du chantier

31 janvier 2017. Publié par Benoît Labourdette.
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Balade binoculaire à 360° dans la mémoire d’un projet de photographies d’un chantier.

La fausse ubiquité de la réalité virtuelle

Les techniques VR
Le tournage en réalité virtuelle est traditionnellement réalisé avec plusieurs caméras, souvent cinq, placées ensemble dans un « rig », ce qui produit un certain nombre d’images en parallèle. Il faut ensuite les assembler en une seule image unique, qui ressemble à un planisphère, c’est l’opération, très complexe, qu’on nomme « stitching ».
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Cette image « planisphère », replacée sur la surface de la sphère virtuelle du casque de visionnage, est celle à l’intérieur de laquelle nous promenons notre regard. Nous ne pouvons donc jamais tout voir, comme dans le réel.

Cadrage et mise en scène
Il n’y a plus de cadrage, mais une position de l’appareil de prise de vue dans l’espace. Et dans le terme même de « réalité virtuelle », on ressent un projet explicite de simulacre du réel. Ce fut le même fantasme au moment de l’invention du Cinématographe en 1895 : les spectateurs avaient l’impression que le train qui avançait vers eux sur l’écran leur fonçait réellement dessus. Puis, on a pris conscience que ce n’était qu’un simulacre, et que l’intérêt du cinéma se situait ailleurs, dans la relation entre une représentation subjective (le cadrage et le choix du sujet) et l’ontologie particulière de cette technologie (car la machine enregistre une trace du réel, de ce qui a réellement eu lieu).

Appropriation sociale
Depuis mi-2016, il existe des petites caméras 360°, dotées d’un double objectif, chaque moitié captant 180° du champ de vision. Le stitching est automatique, via un petit logiciel ou à l’intérieur même du téléphone qui peut servir de télécommande à la caméra. Ces caméras sont accessibles au grand public, ainsi, peut-être, ce nouveau format, prôné par les plus importants industriels contemporains, va-t-il devenir un espace de visionnage courant pour les humains dans les prochaines années. Il mérite donc, puisqu’il semble qu’il va se répandre devant nos yeux, d’être questionné, mis à distance, détourné... afin que nous continuions à construire notre liberté, à affuter notre esprit critique...

Détournement du dispositif
Après le tournage de cette visite d’un chantier préalablement photographié (par Myriam Drosne, dont je lis en voix-off dans le film le texte d’accompagnement de l’exposition) et le visionnage des images, les originaux sortant de la caméra et les images « planisphères » destinées à être visionnées au casque, puis le partage de réflexion avec plusieurs partenaires (mentionnés au générique de fin du film : Astrid Baisse, Leïla Barreau, Emmanuel Vergès et Hélène Ricome), il est apparu quelque chose : il semblait plus intéressant de visionner « à plat » les images binoculaires que de proposer une expérience de réalité virtuelle au spectateur. Pourquoi ? Car, à plat, le spectateur voit tout : le simulacre est donc désamorcé. La position critique du regard est donc proposée par la forme même du film. Et cela semblait la plus juste posture par rapport au sujet du film.

Le film

Cette balade a lieu devant un chantier sur les palissades duquel sont exposées des photographies de ce même chantier, faites par Myriam Drosne. Les photos, mémoire d’un moment du passé en transformation, sont filmées au présent de la visite avec la photographe, qui en profite pour faire de nouvelles photos. On entend en voix-off le texte, lui-même affiché devant le chantier (c’est la première image du film), que je lis intérieurement, comme le visiteur-témoin que je suis. Cette voix est superposée aux discussions que nous avons au moment du tournage. Et les photos, que j’avais photographiées sur les palissades quelques mois plus tôt lors de l’inauguration de cette exposition particulière, viennent en surimpression sur les images du présent, pour renaître par elles mêmes dans l’image animée.

Ainsi, des couches successives d’images, de regards, de sons et de temps, forment le corps du film, tout comme le chantier, tel qu’il est raconté par Myriam Drosne, vit par couches successives de déconstructions, extractions, dépollutions... pour fonder la future reconstruction.

Lors du tournage du film, j’ai réalisé une collection de plans fixes autour du chantier, dans l’idée d’une investigation spatiale particulière autour d’un lieu, via de multiples places, comme autant de positions distinctes du spectateur dans lesquelles il aurait pu tourner son regard. Une quête, comme dans tout tournage documentaire, compliquée, questionnante.

Puis, juste après que ce tournage fut terminé, Myriam Drosne saisit son appareil photo, pour faire de nouvelles photos. Et là, la caméra « VR » est sortie comme naturellement de mon sac, s’est rallumée, et le plan-séquence qu’est ce film fut tourné, de façon évidente. Tout le tournage préalable n’a plus eu lieu d’être, il ne fut que la prémice de ce qui s’est passé dans le « réel », il a laissé la place à ce tournage véridique et spontané, reflet et élément fidèle de ces confrontations naturelles des images dans les temps superposés.

Un chantier, c’est cela : de multiples couches de travail superposées, visibles, mouvantes, entremêlées dans l’espace et le temps, construisant, au fur et à mesure, le monde. Ce film est donc un documentaire sur ce qu’est un chantier.

Je remercie Laurent Antonczak pour m’avoir aiguillé vers la caméra LG 360 CAM R105 employée pour ce tournage.

Diffusions

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Penser la réalité virtuelle...

La Réalité Virtuelle (dite « VR »), ce projet d’immersion totale dans un monde imaginaire, linéaire ou interactif, à l’état de prototypes successifs depuis plus de 40 ans, a commencé à partir de 2015-2016 à « prendre » en termes créatifs et industriels, semblait-il. Ainsi nous avons vu apparaître de nombreux outils, projets expérimentaux, soutiens publics à la production, diffusions dans des festivals, installations de casques VR dans des musées, colloques…

Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’une nouvelle technologie devait être pensée hors du cadre, c’est à dire questionnée, au-delà des objectifs qui lui sont conférés par les industriels, dans ses dimensions anthropologiques, sociologiques, philosophiques, politiques, et pas uniquement esthétiques. Penser une narration sphérique à 360° n’est à mon avis pas du tout suffisant pour se saisir des potentialités, et risques éventuels, de ces nouveaux outils.

Ainsi depuis 2017, j’explore des chemins buissonniers et ludiques, pour questionner les enjeux de la technologie de la Réalité Virtuelle. Je crois que le « pas de côté » est un véritable outil de pensée et de construction de l’esprit critique, donc au fond de liberté, c’est à dire de démocratie.

On constate que la VR n’a pas encore rencontré les usages. Rares sont les personnes qui possèdent un casque de VR. Il y a eu un certain nombre de productions artistiques, mais elles furent à peine diffusées, malgré la création d’événements dédiés. Les musées par contre s’en emparent régulièrement, et la VR est utilisée dans l’ingénierie technique. Dans l’avenir, il est probable, notamment avec le « métaverse », que la VR s’inscrive peu à peu dans notre vie quotidienne. Nous ne sommes donc pas en retard pour questionner cette technologie et ses usages futurs, afin de rester conscients dans le monde de demain. Je crois que pour cela, la mise en pratique est une très bonne voie.

Vous trouverez ici une sélection d’expériences avec la Réalité Virtuelle que j’ai menées depuis 2017. Je les espère inspirantes pour l’action culturelle, la création audiovisuelle, la muséographie et l’éducation. Ateliers dans le cadre de bibliothèques et médiathèques, notamment au Centre Pompidou, films atypiques, actions culturelles en salle de cinéma, animation de rencontres professionnelles, conférences, workshop à la Fémis, contribution au colloque de l’école Louis Lumière…