Inventer des formes artistiques, filmées avec drone.
La Compagnie, lieu de création contemporaine à Marseille, dirigée par Paul-Emmanuel Odin, m’a invité pour proposer aux jeunes du quartier, central et très populaire de Marseille où elle se trouve, un workshop de création audiovisuelle avec drone.
Pendant trois jours, des jeunes gens, de tous âges et horizons, sont venus, pour des moments plus ou moins longs, expérimenter en ma compagnie un travail d’imagination avec le regard étrange de cet objet volant, qui entre en ce moment doucement dans notre quotidien.
Le drone, longtemps seulement objet militaire de surveillance et de mort (principalement depuis la guerre du Golfe dans les années 1990), est depuis quelques années aussi un objet d’aide à l’agriculture, à l’archéologie, de prise de vue, et bientôt un objet « social », de prise de vue personnelle, ou de livraison, de commerce (les Etats Unis ouvrant leur espace aérien à l’usage commercial à partir de septembre 2015), etc. Il fait aussi des images, et se dirige par cette vision « en immersion » (on voit, à distance, ce que voit le drone). C’est donc aussi un objet de représentation du monde, dont le « regard » va faire de plus en plus partie de notre vie. Mais quel est ce regard ? D’où regarde-t-on ? On sait aujourd’hui que nous vivons une partie de notre vie dans les images, notamment celles que nous produisons, et diffusons quotidiennement. Mais alors, quelles sont ces nouvelles images, qui vont changer notre vie ?
Il me semble que proposer à des personnes de s’approprier ces images, d’inventer, d’écrire avec, de détourner les usages premiers de ces appareils, de jouer avec, est non seulement ludique, créatif, un lieu nouveau d’expression et de sujets, mais est aussi très important pour construire notre propre relation, libre, à ces nouveaux modes de représentation en train de se construire en ce moment, sans qu’on en ait bien conscience.
Le « monde vu d’en haut » est une représentation, via la cartographie notamment, que nous utilisons au quotidien, qui fait partie de notre imaginaire collectif, mais dont la fabrication nous échappe, est préemptée par des grandes industries. Si l’on fait, soi-même, des images vues d’en haut, c’est une relation assez saisissante, une « prise de pouvoir », une démystification, très enrichissante, à fortiori si, avec ces images, on essaie de construire et transmettre quelque chose de sensible, son imaginaire, aux autres.
Le « regard désincarné » de ces machines est une vision qui emplit de plus en plus notre imagerie. En effet, avant le drone, lorsqu’on filmait ou que l’on prenait une photo, il y avait un corps derrière l’appareil de prise de vue. Si quelqu’un regarde l’objectif, sur une photo, c’est qu’il regarde le photographe qui est derrière. Ainsi, l’image était incarnée. Par contre, dans un univers virtuel (jeu en 3D par exemple), l’on place la caméra où l’on veut, pour voir son propre corps transposé, son avatar. Donc l’image que l’on voit n’est plus incarnée, elle est flottante, « désincarnée ». Le drone, qui est une sorte de programme ayant pris corps (car c’est par le logiciel, analysant de façon automatique les informations qui lui arrivent de multiples capteurs, qui pilote quatre hélices, qu’il se dirige et se place où il veut dans l’espace), nous fait donc voir notre monde réel par le regard virtuel… Alors qui regarde ? Où est-on, quand on voit ces images ? Qui est-on, peut-être, puisque le partage du regard ne passe plus par un corps physique ? Que devient notre corps, dans ce monde ?
C’est pour aborder, par la créativité, toutes ces questions, que se déploie, pour moi, le sens d’un tel type d’atelier proposé à des jeunes.
Dans ce workshop, les groupes ne venant parfois que pour peu de temps, j’ai conçu, et adapté en fonction des publics, des propositions de création collective, concrètes, ludiques et productives, que je vous résume ici de façon synthétique, et dont vous pouvez voir (plus bas dans la page) quelques unes des expériences filmées qui en résultent.
L’objectif donné aux participants était, explicitement, de créer, avec cet objet, de courts films, qui allaient être présentés publiquement le soir du dernier jour du workshop.
Paul-Emmanuel Odin nous a fait remarquer que lorsqu’on est filmé avec un drone, les hélices, qui tournent très vite et font un grand vent, nous soufflent dessus. Ainsi, c’est un regard qui nous souffle dessus. Etonnante métaphore philosophique, quand on sait que (merci à Chantal Deckmyn), la racine du mot « psyché » (l’esprit) est « psy- », c’est à dire le souffle. Le souffle de l’esprit, ce mouvement qui entraîne le langage, matérialisé dans le dispositif de fabrication d’images par les drones.
Au fil du travail, nous avons exploré, inventé, ces propositions, ici synthétisées. Certaines sont reprises dans les films visibles plus bas.
Il est vraiment difficile de piloter, de cadrer en même temps, avec tous les impondérables, liés à la maîtrise d’une technique, tout de même encore relativement rudimentaire, et aux éléments, obstacles vent, arbres, barrières, murs, maisons, angles des rues, escaliers...
A un moment même, à la fin du deuxième jour du workshop, à la faveur d’un grand coup de vent, le drone est allé s’abîmer sur le toit d’un immeuble de cinq étages. Nous en avions perdu le contrôle. L’objet, non seulement, nous avait échappé, peut-être pour toujours, mais contenait aussi les images du tournage de la journée. Il a fallu, avec les jeunes, aller en quête, concrète, des images : comprendre de quel immeuble il s’agissait, l’entrée étant dans une autre rue, trouver les gens qui habitent au dernier étage, puis, de chez eux, grimper sur le toit (je m’en suis occupé...), et y ramper pour continuer la quête, pendant que le mistral montait, à la nuit, ne pas le trouver, et finalement, apercevoir, au loin, les deux petites DEL rouges de la machine, pour enfin réussir à le rapporter !
J’étais, au quotidien, accompagné par Tristan Fraipont, artiste et responsable des ateliers à La Compagnie, pour inventer au fil des heures le travail et son sens avec les participants, dans une très belle collaboration. Dehors, par exemple, des jeunes gens, non inscrits à l’atelier, sont venus rejoindre la dynamique et ont continué l’atelier.
Parmi les participants, Mohamed Louarma, jeune homme de 17 ans qui a beaucoup piloté le drone, et Sand, jeune artiste marseillaise, très impliquée, aussi dans la création sonore et les montages des films.
Toutes les expériences n’ont pas donné lieu à des films finalisés, voici ceux qui furent présentés lors de la séance de restitution du workshop.
Le drone se « démocratise », commence à entrer dans notre quotidien. Le monde vu d’en haut, le monde réel vu par cet oeil volant, désincarné, comme dans notre vision des mondes virtuels... notre représentation du monde change, du fait de ce nouveau « regard », qui se répand.
Mais quel est le point de vue de cet oeil désincarné ? Quel positionnement politique porte-t-il ? Quelles nouvelles esthétiques en découlent ? Quels rapports au corps, au territoire, à l’architecture s’y déploient ? Bref, que se passe-t-il pour notre vision du monde ?
Il me semble important d’explorer l’usage de ces machines dans leur dimension d’objets de production d’images. Des workshops pour des usages détournés, créatifs, distanciés, pour ne pas perdre l’esprit critique !