Revue Médiathèmes : « Technologies et usages contemporains des images animées »

1er septembre 2022. Publié par Benoît Labourdette.
  17 min
 |  Télécharger en PDF

Les images animées semblent tellement naturelles et omniprésentes que nous n’avons parfois plus très bien conscience qu’elles sont en fait intrinsèquement liées à des technologies très concrètes, qui ont un fort impact sur leur contenu, plus que ce que nous voulons bien croire. Par exemple, dès l’origine, à l’invention du Cinématographe en France par Louis et Auguste Lumière en 1895, il y avait une autre technologie, utilisant la même pellicule, le Kinetoscope de Thomas Edison aux États Unis. Le Cinématographe était un appareil qui faisait à la fois caméra et projecteur, pour une projection en grande taille. Les premiers films étaient donc diffusés en grand. Les sujets en étaient des « tableaux vivants » en plan large : sortie d’usine, paysages, entrée d’un train en gare, etc. Le Kinetoscope, par contre, était une machine de visionnage individuelle, avec un œilleton, dans lequel on pouvait voir, comme à travers le trou d’une serrure, les films en boucle. Les sujets en étaient bien autres : combats de boxe, strip-teases…

Les technologies d’images animées ont toujours induit des sujets et des esthétiques en fonction de leurs dispositifs de diffusion particuliers. Autre exemple : la durée des films. Il nous semble évident aujourd’hui qu’un « Film », officiel, le « film étalon » en terme de légitimité culturelle est un « long métrage », d’une heure et demie au moins, que l’on visionne de prime abord dans une salle de cinéma. Toutes les autres formes seraient en dessous en termes hiérarchiques. Cela est d’ailleurs le point d’appui du système juridique français de régulation du secteur économique de l’audiovisuel. Mais ce qui résonne pour nous comme une évidence ne l’est pas forcément pour d’autres publics. Par exemple depuis quelques années les séries télévisées ont pris leurs lettres de noblesse. Ce ne sont plus des objets culturels de second plan, des intellectuels sérieux les considèrent avec autant d’importance que les films de cinéma. Ces séries sont vues généralement d’abord sur Internet, de façon jugée encore « illégale » à l’aune de l’appareil juridique actuel, ne passent jamais au cinéma, et ne durent pas 90 minutes. Et si l’on regarde en arrière, pendant les vingt premières années de l’histoire du cinéma, de 1895 à 1915, la forme du long métrage n’existait pas, les films ne duraient pas plus de vingt minutes, étaient projetés en mélange avec des numéros de music-hall, et il y avait énormément de séries. Les salles de cinéma n’étaient pas baignées d’un silence religieux comme de nos jours. Le long métrage n’est apparu qu’en 1915. Depuis quatre ans, des « films » de cinéastes importants (Martin Scorcese, Woody Allen...) sont produits par exemple par Amazon, qui est une librairie en ligne, sont visibles sur internet et parfois même pas en salles de cinéma.

Je vous propose dans cet article le prisme des technologies de l’audiovisuel, en commençant par leur histoire. Cela éclaire les œuvres d’un nouveau jour, et invite à une autre forme de compréhension et d’appropriation, très concrète. Puis nous ferons un point sur les supports de diffusion que nous employons aujourd’hui. Et enfin, nous aborderons les « usages », les pratiques avec ces outils, et notamment les usages participatifs, car les citoyens ne sont plus simplement des spectateurs des images, mais aussi des fabricants d’images (avec les téléphones portables notamment), ce qui change singulièrement le paradigme de nos métiers et porte un vrai sens politique, au sens large du terme. Le but étant de comprendre et préciser les outils, pour pouvoir élaborer des propositions nouvelles pertinentes, motivantes et concrètes pour les publics !

Histoire des technologies audiovisuelles

Les supports de l’audiovisuel ont eu, de façon globale, trois étapes majeures : la pellicule, la vidéo, et le numérique. Les films et objets audiovisuels avec lesquels nous travaillons au présent peuvent relever de ces trois « familles », même si on y accède aujourd’hui par le numérique, les œuvres antérieures ayant été « converties ». Mais pas toutes, d’ailleurs, ce qui pose des questions d’accès à certaines œuvres anciennes qui n’ont pas été numérisées.

Le cinéma argentique (la pellicule)

Bien comprendre la façon dont fonctionne le cinéma des origines, le cinéma dit « argentique », est la meilleure base pour comprendre comment fonctionnent ses successeurs. La pellicule argentique a été utilisée de l’origine du cinéma en 1895 jusqu’à 2012. Comment cela a-t-il été inventé ? Pourquoi cela existe ? Comment ça marche ?

Le Cinématographe est une invention technique, qui s’appuie sur des technologies préexistantes et sur une découverte physiologique : si nos yeux sont exposés à une série d’images fixes qui se succèdent, à partir de 16 images par seconde notre cerveau nous donne l’illusion d’un mouvement naturaliste. Il faut bien comprendre que lorsqu’on regarde un film, il n’y a aucun mouvement sur l’écran. Sur l’écran, il n’y a qu’une succession de photos fixes. Le mouvement est une illusion de notre perception. Physiologiquement, le film n’existe donc que dans notre esprit. C’est pour cela qu’il y a une telle relation entre rêve et expérience du cinéma. D’ailleurs, l’invention du cinéma est à peu près contemporaine de l’invention de la psychanalyse, ce qui n’est pas un hasard en termes philosophiques.Technologies et usages contemporains des images animées

Le Cinématographe est donc de la photographie à grande vitesse. Pour que cela puisse fonctionner, techniquement parlant, il faut tout d’abord que des photos puissent être exposées à la lumière en une fraction de seconde. La photographie a été inventée en 1827 par Nicéphore Niepce, à Chalon-sur-Saône. Pour faire les premières photos, il fallait exposer les surfaces sensibles à la lumière pendant plu-sieurs heures. À la fin du XIXe siècle, la sensibilité des pellicules et des objectifs plus lumineux rendaient possible la fabrication d’une image photographique en une fraction de seconde. Par contre, l’autre difficulté était de « gérer » ce grand nombre d’images. On les a placées les unes au dessus des autres sur un « film », doté de perforations pour pouvoir être entraîné de façon mécanique. Quatre perforations par image. Le film faisait 35 millimètres de large (de 1895 à 2012, date de sa disparition dans l’exploitation commerciale). Le film était donc enroulé sur une bobine (par exemple, 350 mètres permettait d’enregistrer 13 minutes, à 24 images par seconde, les caméras ne pouvaient donc filmer que des plans de 13 minutes maximum). La bobine tournait de façon continue, afin de dévider les images à un rythme régulier, mais, par contre, devant l’objectif de la caméra (de même que devant l’objectif du projecteur d’une salle de cinéma), la pellicule doit être parfaitement fixe, afin que l’image soit nette. Si la pellicule avait été en mouvement pendant le moment où elle est exposée à la lumière, cela n’aurait enregistré que des traits verticaux sur l’image. Il fallait donc une technologie qui puisse, à partir d’une rotation continue (obtenue soit par un moteur soit par une manivelle tournée à la main), produire un mouvement intermittent. La pellicule doit être fixe devant l’objectif au moment où « ouvre » (avec un obturateur) pour que la lumière y imprime l’image, puis l’obturateur se referme, et, dans le noir, on fait avancer la pellicule à l’image suivante, puis la pellicule s’arrête à nouveau, et là l’obturateur laisse à nouveau passer la lumière, se referme, et ainsi de suite. Simple à dire, mais très compliqué à faire. Un autre objet technique, antérieur au Cinématographe, a été confronté au même type de prérogative : c’est la machine à coudre, qui, à partir d’un mouvement rotatif exercé par la pédale, doit faire entrer et sortir une aiguille de façon intermittente. La « Croix de Malte », exploitée dans les machines à coudre, qui est une sorte d’engrenage spécial, permet de réussir cette conversion entre mouvement continu et mouvement intermittent. Le Cinématographe est donc un hybride entre un appareil photo et une machine à coudre !

La pellicule de 35mm de large fut le standard professionnel. Mais, presque dès l’origine, il y eut des formats amateurs, pour le film de famille en termes de production, et pour les diffusions plus légères (salles associatives, structures scolaires, projecteurs personnels...). La pellicule était coupée en deux par le milieu. C’est pourquoi il y a eu le 16mm (16 millimètres de large), et le 8mm (8 millimètres de large). Des centaines d’autres formats ont existé, mais ces trois là sont les principaux.

À partir de l’avènement de la télévision dans les années 1950, les films de cinéma en pellicule argentique ont eu besoin d’être transférés sur les supports vidéo (dont nous allons voir les caractéristiques dans la partie suivante). Les éléments que nous manipulons aujourd’hui (DVD, fichiers...) sont des numérisations de ces anciens transferts du cinéma vers la vidéo. Dans nos pratiques quotidiennes, ces trois « âges » de l’image animée coexistent donc. Les « formats d’image » (rapport hauteur-largeur) ne sont pas forcément les mêmes entre les supports. Explorons les, pour ne pas risquer de déformer, recadrer, en bref trahir, les œuvres originales.

Les formats d’image

Le cinéma, muet de 1895 à 1927, avait un format d’image de proportions 1,33. C’est à dire que, proportionnellement, si l’image fait 1 de haut, elle fera 1,33 de large.

La télévision, de son origine dans les années 1950 jusqu’au début des années 2000, avait aussi un format d’image de 1,33, qu’on nomme format 4/3 (3 de haut pour 4 de large, ce qui est équivalent à 1 de haut pour 1,33 de large). Ainsi, le format d’image des films muets transférés vers la télévision était tout à fait respecté.

Le cinéma est devenu parlant (sonore) en 1927. Pour des raisons de piste son optique sur le côté de l’image, l’image a changé de format, elle est devenue en 1,37 (1 de haut sur 1,37 de large). Une très grande majorité de films de patrimoine ont été tournés dans ce format d’image. Lorsque l’on transférait ces images vers la télévision (format 1,33), deux solutions s’offraient : soit on mettait de fines barres noires en haut et en bas de l’image, ce qui permettait de voir l’image en entier, soit, et c’est ce qui est arrivé le plus souvent, on rognait tout simplement l’image en largeur, afin qu’elle remplisse totalement l’image télévisuelle au format 1,33. Bref, la plupart des films de patrimoine sont en fait recadrés, il manque un peu d’image sur les côtés.

Puis, le cinéma pour les salles « à grand spectacle » a proposé un format très large, le Cinemascope (2,35 de large pour 1 de haut). Ce fut un format employé pour certains films à partir des années 1950, les images étant tournées et projetées avec des pellicules de 70mm de large (pour avoir une meilleure qualité, vu la très grande taille de projection). Et c’est un format qui s’est fortement démocratisé à partir des années 1990, tourné et diffusé sur des pellicules standard 35mm, dont la qualité s’était améliorée. Par contre, pour transférer l’image complète de ces films sur l’écran de télévision qui ne fait que 1,33 de large, il faut des barres noires très épaisses, et l’image devient minuscule, comme une petite bande horizontale fine au milieu d’un grand espace noir. Cela n’était pas du tout satisfaisant, et beaucoup de ces films ont eu, pour la télévision, leurs bords énormément coupés. Il restait des barres noires en haut et en bas quand même, mais un bon tiers de l’image avait disparu. C’est pourquoi, dans certains westerns en Cinémascope, lorsqu’il y avait un dialogue entre deux personnages, un à gauche et un à droite, sur l’écran de télévision, eh bien... on ne voyait personne pendant ce dialogue, juste le désert entre les deux ! Il y eut donc des tentatives pour pallier à cela, consistant à recadrer les films plan par plan, à transformer cette scène de dialogue en un champ contre-champ entre les deux acteurs. La mise en scène du cinéaste était du coup terriblement trahie.

À partir des années 1960-70, il y eut un nouveau format, très employé pour les téléfilms et les films à petit budget, le 1,66 (1 de haut sur 1,66 de large). Les barres noires sur l’écran 4/3 de la télévision ne sont pas trop grandes, et cela donne quand même un « effet cinéma » grâce à cette image plus large que l’image standard de télévision.

Les années 1980 ont vu le très fort développement du format 1,85 (1 de haut sur Technologies et usages contemporains des images animées1,85 de large) nommé « Panoramique », utilisé depuis pour la plupart des films d’exploitation commerciale standard. Là, une fois reporté en format TV 4/3, les barres noires sont aussi assez grandes, donc ces films ont aussi vu leurs bords coupés (mais moins qu’en Cinémascope, puisque l’image est moins large). Les cinéastes en ont tenu compte (leurs films, en France notamment, étant globalement produits ou coproduits par la télévision depuis les années 1990), en ne mettant pas d’éléments très importants dans les bords de l’image, car on sait qu’ils seront coupés à la télévision.

Depuis les années 2000 et l’arrivée des écrans de télévision plats, nos téléviseurs ont changé de format, ils sont devenus 16/9 (soit 1 de haut sur 1,78 de large). Le format de visionnage standard était le 4/3, il est devenu le 16/9.

En 16/9, que je nommerai plutôt 1,78 pour pouvoir plus facilement le comparer avec les autres formats, les anciennes images 1,33 ne remplissent pas toute la largeur, elles ont des barres noires à gauche et à droite. Certains trouvent insupportable de ne pas « remplir » tout l’écran, donc il peut arriver (souvent...) que les images 4/3 soient étirées, déformées (on dit « anamorphosées ») pour remplir l’écran 16/9… Ce n’est évidemment pas souhaitable !

Pour résumer, quand on intègre un format dans un autre format, la manière la plus respectueuse de faire est d’utiliser ces barres, afin que l’image, même si elle ne remplit pas l’écran, soit intègre. Les barres noires en haut et en bas sont nommées « Letterbox ». Les barres noires à gauche et à droite sont nommées « Pillarbox ».

Dans notre réalité d’aujourd’hui avec les écrans 16/9 :

  • les images au format 1,66 ont des barres noires à gauche et à droite,
  • les images en 1,85 (très courantes) ont de fines barres noires en haut et en bas,
  • et les images en 2,35 (très courantes aussi) ont des barres noires en haut et en bas. Elles sont, enfin, respectées dans leur largeur.

À partir du DVD (1997), qui est le support majoritaire que l’on utilise encore aujourd’hui, les formats d’image des films sont plutôt bien mieux respectés qu’avant. Avec les films sur Internet, par contre, on voit beaucoup d’images déformées, recadrées, etc.

La vidéo analogique

Ce que l’on nomme la vidéo, c’est la télévision et tout ce qui en découle (caméras, magnétoscopes, camescopes, cassettes VHS, DVD, etc). La vidéo a eu deux âges : l’analogique et le numérique. Mais le numérique concerne le cinéma aussi. Nous verrons ces nuances dans la partie suivante. Intéressons-nous d’abord à la vidéo originelle, « analogique ».

Le cinéma était un formidable média, mais il lui manquait quelque chose, que faisait la radio (bien qu’elle n’ait pas l’image) : la capacité du direct. D’ailleurs le terme « Télé-vision » signifie littéralement « voir à distance ». Le projet de la télévision, que ne peut pas accomplir le cinéma, c’est le direct. En cinéma, il faut le temps de développer la pellicule photographique, la technologie ne permet aucunement une diffusion en direct. En 1906, quand Georges Méliès a fait un film pour retransmettre en direct le couronnement de la Reine d’Angleterre à Paris, il avait fait des décors, pris des acteurs, tourné le film en amont, et puis il l’a diffusé en même temps que l’événement à Londres. Les spectateurs étaient ravis d’assister au couronnement depuis Paris, mais ce n’était pas du vrai direct !

Mais, techniquement parlant, comment faire pour transférer des images à distance en direct ? Comment réussir ce tour de force ? Une solution fut trouvée. Vous savez sans doute que toutes les images que l’on produit existent d’abord dans une « chambre noire » (utilisée depuis la Renaissance par les peintres). Prenez une boîte à chaussures, percez un tout petit trou d’un côté, évidez le côté d’en face et collez y une feuille de papier calque. Placez devant cette boîte un objet, éclairé par le soleil. Les rayons lumineux du soleil sont réfléchis dans toutes les directions par l’objet. Ils se propagent de façon rectiligne. Certains entrent par le petit trou, et cela va donc former, sur le papier calque en face, une image inversée de l’objet placé devant la chambre noire. Cela est très simple à réaliser. Ce qui est compliqué, c’est d’enregistrer cette image. Dans le cas de la photographie, et du cinéma argentique, on plaçait à la place du papier calque une surface plane enduite d’une solution de sel d’argent et de fécule de pomme de terre, qui noircissait à la lumière. D’où les images en négatif. La difficulté encore plus grande (ce qu’avait trouvé Nicéphore Niepce en 1827), était de « révéler » (faire apparaître) et « fixer » cette image, afin qu’on puisse ensuite la regarder sans l’abîmer. Très bien pour la photographie et le cinéma, mais pour la télévision, comment faire ?

Eh bien, imaginez que derrière le papier calque je prenne un petit tube, très fin, à travers lequel je regarde l’écran, et que je le fasse défiler à vitesse constante, de gauche à droite, en haut, puis un peu plus bas, et ainsi de suite. Le tube parcourt donc, ligne après ligne, toute l’image de haut en bas. Si je regarde dans ce tube, je vais voir comme un clignotement, en fonction de l’éclairement des zones de l’image. Si je place derrière le tube, au lieu de mon regard, un écran fluorescent (qui garde un peu la lumière), l’image, décomposée ligne après ligne, va être recomposée sur l’écran qui se situe derrière. Plus il y a de lignes, donc plus elles sont fines, et plus l’image sera nette, « définie ». Cela se passe à haute vitesse, car le mouvement de haut en bas doit se faire en une fraction de seconde (25 images par seconde en vidéo), afin de pouvoir reconstituer une suite d’images fixes qui vont produire dans l’esprit du spectateur l’illusion du mouvement.

Un écran juste derrière n’est d’aucune utilité, bien-sûr… Imaginons maintenant que je place à l’intérieur du tube une cellule photo-électrique. C’est un composant électronique qui réagit à la quantité de lumière : s’il est éclairé, il produit du courant électrique ; un courant fort s’il est très éclairé, un courant faible s’il est peu éclairé. On a donc, en sortie du tube, un fil électrique, dans lequel il y a un courant électrique variable en fonction de la lumière captée par le tube. La variation de courant électrique est « analogique » par rapport à la variation lumineuse. Ce fil électrique peut être très long, l’électricité y circule à la vitesse de 300 000 kilomètres par seconde (un signal électrique peut faire sept fois le tour de la terre en une seconde, autant dire que sa transmission nous semble instantanée), et on sait transporter un signal électrique par les ondes (la radio). Donc, de l’autre côté, qui peut être très loin de l’émetteur, on récupère un courant électrique variable. On a un écran fluorescent, devant lequel un tube circule de haut en bas, ligne après ligne, à la même vitesse que l’émetteur, et dans ce tube, on place une simple ampoule électrique à filament, qui reçoit le courant électrique variable. Vous savez que lorsqu’on envoie un courant faible dans une ampoule standard (pas les ampoules actuelles à néon ou à LED, une « vieille » ampoule), elle s’éclaire très peu, et si on envoie un courant fort, elle s’éclaire plus. On va donc, à distance, pouvoir reconstituer l’image sur l’écran fluorescent.

Voilà, de façon très simplifiée, mais correcte dans les principes, le fonctionnement de la télévision. Ce ne sont plus des images photographiques les unes après les autres sur un film, c’est un courant électrique variable, transmis en direct, ou enregistré de façon magnétique sur des bandes magnétiques (les cassettes VHS par exemple). Voilà le monde des supports « analogiques ». Mais aujourd’hui, tout est numérique. Qu’est-ce ? Quelle est la différence ? Pourquoi ça change tout ?

Le numérique

En analogique, le support est l’élément clé : c’est lui qui porte la trace « ontologique » du réel. C’est à dire qu’il y a eu une réaction chimique avec la lumière, qui a produit l’image que l’on voit, ou la conversion « analogique » d’une quantité de lumière en quantité d’électricité. Mais un film de 35mm de large ne rentre pas dans un projecteur 8mm et vice-versa. Nous n’avons pas observé en détail les techniques du son analogique, mais de même, un disque vinyle 33 tours ne rentre pas dans un magnétophone à cassette. Bref, l’enregistrement mécanique d’une trace du réel par les procédés analogiques est intimement lié au support.

Le numérique, c’est bien autre chose. Il s’agit d’un code informatique, le binaire : 0 ou 1, noir ou blanc, ouvert ou fermé, allumé ou éteint, lumière ou obscurité… Que ce soient les microcuvettes microscopiques sur un DVD (cuvette = 1, pas de cuvette = 0), les carrés noir et blanc des QR Codes (blanc = 1, noir = 0), la lumière dans les fibres optiques (lumière = 1, obscurité = 0), l’électricité dans les connexions wifi ou les câbles réseau (courant = 1, absence de courant = 0), l’information est la même : 0 ou 1. Vrai ou Faux. Vide ou Plein. C’est ce que l’on nomme les « bits ». C’est l’unité élémentaire d’information numérique.

Il faut comprendre qu’en numérique, il n’y a rien d’autre que des 0 et des 1, en très grand nombre, auxquels on applique des opérations logiques simples, en très grande quantité, pour pouvoir atteindre des niveaux plus complexes que noir ou blanc. Il n’y pas de mystère dans le numérique, l’informatique n’est pas dans les nuages. Une immense partie de nos activités de création, de communication, sont aujourd’hui converties en des codes immenses, qui, au niveau élémentaire, ne sont rien d’autre que des milliards de 0 et de 1, organisés pour faire sens. Par exemple, lorsque nous avons une conversation téléphonique, notre voix, qui est « analogique », est convertie en une suite de nombres, qui est une représentation graphique simplifiée de la courbe analogique de notre voix, qui eux-mêmes sont convertis en une grande suite de 0 et de 1. Ces 0 et ces 1 sont transmis au téléphone de notre interlocuteur (pour une connexion 3G classique d’aujourd’hui, c’est 40 millions de 0 et de 1 qui sont transmis chaque seconde, il y a largement de quoi faire des jolies combinaisons pour représenter graphiquement notre voix), et dans son téléphone sont à nouveau convertis en analogique, pour faire vibrer la membrane du haut parleur qui fera vibrer l’air et nous faire entendre le son.

Le numérique, donc, n’a intrinsèquement pas de support, on peut enregistrer ces informations sur n’importe quel support. Par contre, les supports et les réseaux ont chacun des capacités, ou des débits, particuliers. Le CD audio (1982) peut contenir 650 Mega octets. Un octet est un groupe de 8 bits. Ce qui fait 5 milliards de 0 et de 1 sur un CD. Très suffisant pour mettre 1h15 de son de bonne qualité. Le DVD (1997) peut contenir 8,5 Giga octets, soit 68 milliards de 0 et de 1. La vidéo prenant plus de place que l’audio, c’est le DVD qui a permis de mettre des images animées sur des disques optiques de 12cm de large. On pouvait théoriquement le faire sur CD, bien-sûr, mais la qualité d’image ne pouvait pas être la même que sur DVD, tout simplement parce qu’il y a 13 fois moins de place sur un CD que sur un DVD. La différence entre les deux est la taille des microcuvettes, et la finesse du laser nécessaire pour le lire. L’évolution des technologies a permis la production à bas coût de lasers de plus en plus fins. Le Blu-ray (2006), lui, peut contenir 50 Giga octets, soit 400 milliards de 0 et de 1. Il permet de stocker des films en « haute définition », c’est à dire des images plus définies que celles du DVD.

Aujourd’hui, tout ou presque ce qui concerne les médias est, et est transmis, en numérique : les ordinateurs, internet, les téléphones et leurs applications, les vidéoprojecteurs, les salles de cinéma, les logiciels des voitures… Le numérique fait partie intégrante de notre quotidien, et devient même une forme de « matière » de notre vie. D’ailleurs, de façon surprenante, alors que nous croyions avoir fabriqué des machines froides et logiques très extérieures à notre « humanité », nous nous rendons de plus en plus compte (depuis la découverte de l’ADN et du fait que tout le vivant provient d’un « code », qui n’est pas binaire, il est quaternaire, mais c’est bien un code informatique) que ces ordinateurs et machines numériques que nous fabriquons sont en fait beaucoup plus à notre image que ce que l’on pensait initia-lement... C’est pourquoi les démarches de compréhension du « monde numérique » recèlent des enjeux majeurs de citoyenneté.

Les supports et les écrans

Appliquons cet historique en termes concrets et pratiques, par rapport aux objets audiovisuels que nous manipulons :

  • Les films en pellicule argentique : 35mm, 16mm, 8mm (ainsi qu’une déclinaison, très courante, le Super8). Nous ne les manipulons plus. Mais, il peut être extrême-ment intéressant d’utiliser ces matériaux, notamment le 16mm. Un projecteur et des films anciens peuvent être trouvés très facilement, et on peut peindre, gratter, projeter… Ces matériaux peuvent être utilisés de façon très ludique et parlante dans le cadre d’ateliers. Leur emploi est très simple, et « revenir au concret » est toujours très productif en termes d’imaginaire.
  • Les supports de vidéo analogique : VHS, Beta SP, Umatic, Video8, Hi8, Super VHS… Ces supports ont cessé d’être employés au début des années 2000, mais sont toujours présents, et peuvent exister dans nos usages quotidiens. Le problème est la maintenance des appareils qui permettent de les lire, la disparition des pièces détachées. Il est souhaitable de numériser les choses importantes qui sont encore conservées sur ces supports. Copier une cassette VHS sur un DVD grâce à une platine enregistreuse de DVD, c’est une numérisation. Ce DVD peut ensuite facilement être converti en fichier vidéo (notamment avec le logiciel gratuit handbrake). Vous pouvez donc être acteur de la numérisation.
  • Les supports numériques peuvent contenir de l’audiovisuel, ou bien d’autres choses : photos, textes, son… Un disque dur, par exemple, peut contenir tout ce que l’on veut. Mais il existe des supports spécifiques à l’audiovisuel, que l’on manipule beaucoup, et qui tendent peu à peu à disparaître. C’est à dire qu’à terme, il faudrait tout transférer sur des disques durs, pour pouvoir les utiliser de façon plus aisée et pérenne. Les supports en question sont principalement le DVD et le Blu-ray. Mais il existait aussi des cassettes vidéo numériques : Digital Betacam, MiniDV, DVCAM, HDV… Là aussi, même si ce sont des supports qui contiennent du numérique, les machines permettant de les lire deviennent difficiles à trouver et à maintenir, donc il est souhaitable de transférer les choses importantes sur disque dur.
  • En numérique, il y aussi des « formats », qui représentent plutôt la façon d’enregistrer l’information sur disque dur. Par exemple, et pour être très simpliste :
    • le format « MP4 », qui est le format majeur d’enregistrement de la transmission de la vidéo aujourd’hui dans le quotidien et sur internet.
    • Ou le format « AVI », ou le format « MOV »…
    • Ou le format « DCP »,qui correspond aux normes techniques nécessaires pour la diffusion en salle.
  • Il faut bien comprendre que le numérique est un code standard de stocker de l’information, mais les « formats » en sont innombrables. Ne serait-ce que les fichiers .DOC et les fichiers .ODT, utilisés pour enregistrer nos textes, et pas forcément compatibles entre eux…

Nous « consommons » les contenus audiovisuels sur des écrans divers : téléviseur, écran d’ordinateur, écran de cinéma, vidéoprojecteur, tablettes, téléphone… Comme nous l’avons vu en début d’article, les écrans ont un fort impact sur les contenus. Et nous ne sommes plus simplement des spectateurs, car nous produisons, au quotidien, des contenus que nous diffusons.

Évolution des pratiques

On sait que depuis 2005, qui est l’année de l’apparition de YouTube et autres sites de vidéo communautaire ainsi que de la caméra dans les téléphones mobiles, les spectateurs que nous sommes tous « consomment » plusieurs écrans en parallèle. 2005 est une année charnière dans les technologies, dans les pratiques, et dans les modèles économiques du secteur de l’audiovisuel. C’est aussi l’année de la définition des normes du cinéma numérique, qui a fait disparaître le cinéma argentique des salles de cinéma de façon définitive (à part exceptions) en 2012. Le moment de « bascule numérique » du champ de l’audiovisuel a eu lieu en 2005.

État des lieux des pratiques

Il n’y a pas de disparition des anciennes pratiques, mais une coexistence des anciennes et des nouvelles, ainsi qu’une redéfinition des équilibres. Si on envisage les choses de façon simplifiée, on peut dire que :

  • Les gens vont toujours en salle de cinéma, mais uniquement pour voir des films de divertissement (à part dans certaines salles de cinéma, qui ont une véritable politique culturelle).
  • Les films « sérieux », les films en tant qu’objets culturels, sont aujourd’hui, quand ils sont vus collectivement, projetés plutôt dans des musées, médiathèques, théâtres, centres d’art, à l’occasion de festivals…
  • Les séries sont devenues la forme la plus consommée pour se faire raconter des histoires.
  • La télévision est devenue globalement un vecteur de propagande fasciste qui s’ignore. Notamment par les émissions de télé-réalité qui mettent en scène tortures, sélections violentes, suicides, ayant à peu près la même fonction que les jeux du cirque de la Rome antique, ainsi que par la mise en scène de l’information comme spectacle. Il y a bien sûr des exceptions avec certaines chaînes, mais elles sont rares.

Ainsi, le fait d’organiser des événements culturels autour de l’audiovisuel, pour les institutions culturelles et sociales, est devenu un enjeu très important de la construction de l’espace socio-culturel : l’espace médiatique est tellement « pollué », que ménager des moments tangibles, humains, de rencontres autour d’objets audio-visuels que l’on désire transmettre et partager est quelque chose d’exceptionnel, d’indispensable et de fondateur. Le lieu de la médiathèque, quand bien même ses conditions de projection sont modestes, est ainsi extrêmement précieux.

Publics producteurs

Un élément très important à prendre en compte aussi est le fait que les « publics » ne sont plus seulement spectateurs des images. Chaque personne, avec son simple téléphone portable, « consomme », mais aussi fabrique des images de son quotidien, et transmet des images qu’il a reçues. Les réseaux sociaux et sites de vidéo communautaire notamment regorgent d’images faites et transmises en permanence par les gens, et suscitent l’usage de plus en plus massif de la « contribution ». Pourquoi ? Car ces images qui circulent sont accompagnées de publicités, et permettent de connaître de façon de plus en plus fines les intérêts et relations des gens, afin de pouvoir introduire, de façon de moins en moins intrusive, de plus en plus adaptée, des propositions commerciales, si bien qu’on ne se rend même plus compte qu’il s’agit de commerce capitaliste. Pour être plus précis, sur YouTube, chaque minute qui passe, 500 heures de vidéo supplémentaires sont postées. Quand une vidéo est vue 1000 fois, cela rapporte, par la vente d’espaces publicitaire, dix dollars à Google. Même si votre vidéo de famille n’est vue que 10 fois, comme il y a cent vidéo de famille vues chacune 10 fois, cette quantité rapporte quand même dix dollars à Google. Le coût de stockage des vidéos baisse inexorablement (du fait de la Loi de Moore, que je vous invite à découvrir sur Wikipedia). Cinq milliards de vidéos sont vues chaque jour sur YouTube. Autre exemple, Snapchat, qui est une application de transmission d’images (photo et vidéo), très employée en ce moment. Chaque jour, c’est dix milliards d’images qui sont échangées via ce réseau, qui a ceci de particulier que rien n’est conservé : la photo est vue quelques secondes et s’évanouit, la vidéo est vue une fois et disparaît.

En 2007, le poids économique du secteur du jeu vidéo est devenu plus important en volume que le poids économique du secteur du cinéma et de l’audiovisuel. Ce qui est en train de se passer, c’est que le secteur de partage de photos et vidéos amateurs va devenir plus important en termes économiques que le secteur du cinéma et de l’audiovisuel professionnel. Ainsi, les publics auxquels nous nous adressons ne sont plus de simples spectateurs, ils sont devenus producteurs, diffuseurs, agents économiques inconscients de ce nouveau secteur audiovisuel florissant.

Bien entendu, la seule chose qui compte pour ces industriels ultra-capitalistes qui organisent une très grande part de nos vies et des échanges humains, c’est la quantité, pas l’éthique ou la valeur culturelle. C’est pourquoi je pense que le rôle du secteur public et des actions culturelles est absolument central pour que la démocratie ne se disloque pas sur le « mur numérique ». Je vous invite à être curieux des nouvelles technologies, des nouveaux usages, à établir des espaces de dialogues avec les publics, pour mettre en place, avec les outils du quotidien, d’autres propositions, inventives, ludiques, détournées : ateliers d’écriture avec téléphone portable, réalisation de films collectifs avec tablettes ou avec drones, etc. Vous pouvez découvrir sur mon site web des ressources et partages d’expériences de pratiques culturelles avec les nouveaux médias, ainsi qu’un guide gratuit à télécharger, « Éducation à l’image 2.0 ».

Article paru dans l’ouvrage « Du cinéma en bibliothèque » (Collection Médiathèmes 2017), dirigé par Dominique Rousselet, Julie Guillaumot, Marianne Palesse. Editions Association des Bibliothécaires de France/ Images en bibliothèques.

Quatrième de couverture

Les bibliothèques jouent un rôle primordial, depuis les années soixante-dix, pour la diffusion cinématographique et audiovisuelle, que ce soit en matière d’accès aux œuvres ou d’action culturelle. Leurs actions n’ont cessé d’évoluer et elles ont su s’adapter aux modifications du paysage.

Aujourd’hui, elles sont des actrices importantes de l’éducation aux images et de la médiation auprès du public. Elles sont garantes d’un accès auprès de tous les publics, libre et légal, de films de tous horizons (contemporains et de répertoire, fictions, documentaires, animations, séries télévisées, expérimentaux, webcréations…).

Cependant, de nouvelles questions de fond demandent aux bibliothécaires de réfléchir collectivement à leurs pratiques. Quelle place occupent aujourd’hui les bibliothèques dans le nouveau paysage des accès numériques ? Comment aider les publics à aiguiser leur regard critique sur les images, en particulier issues du Web et des médias ? Quelles nouvelles actions imaginer pour relier l’offre en ligne aux collections physiques et aux animations collectives ?

Portfolio

Les articles et dossiers que j’ai rédigé pour des revues et journaux, téléchargeables en PDF.