« Smartphone, outil potentiel de l’artiste contemporain »

18 juin 2022. Publié par Benoît Labourdette.
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Partage de réflexions sur le smartphone en tant qu’outil de création. Table ronde proposée et animée par Jean-Jacques Gay.

accès)s( est partenaire du festival EMA (ébouriffons le monde des arts), qui se tiendra du 17 au 19 juin à La Forge Moderne (Pau).

Conférence avec Thomas Cheneseau, Benoît Labourdette, Corinne Melin, Jean-Jacques Gay et une introduction d’Alain Fleischer, sur l’usage du smartphone dans la création contemporaine.

Les intervenants :

  • Alain Fleischer, plasticien, réalisateur et écrivain, fondateur et directeur du Fresnoy, studio national des arts contemporains,
  • Thomas Cheneseau, artiste, commissaire d’exposition et enseignant,
  • Benoît Labourdette, cinéaste, expert en nouveaux médias, en innovation culturelle et chef d’entreprise, fondateur du Festival Pocket Films,
  • Corinne Melin, théoricienne de la performance et professeure de l’ESAD-P et autrice de la publication « Quand le téléphone connecté se fait des films »,
  • Jean Jacques Gay, directeur de l’association accès)s( culture électronique, critique d’art, commissaire d’exposition.

Informations pratiques

  • Lieu : La Forge Moderne, 19 Avenue Gaston Lacoste, 64000 Pau
Enregistrement audio de l’intervention de Benoît Labourdette (18 juin 2022).

Retranscription de l’intervention de Benoît Labourdette

Jean-Jacques Gay :

Benoît Labourdette avait mis en place dès 2006 une collaboration avec Le Fresnoy et Alain Fleischer, dans le cadre du « Festival Pocket Films », dans lequel le Fresnoy était très impliqué. C’est ce que tu as fondé, Pocket Films. Il a existé un marché, en tous cas une création de films faits avec des poches, avec des téléphones, des caméras qui tiennent dans les poches. Et toi Benoît, tu filmes toujours avec de nouveaux objets : un drone, un téléphone portable... je t’ai aussi vu filmer en VR dans une conférence... tu as toujours travaillé sur la caméra la plus « performative » que tu pouvais trouver. Performative, je veux dire qui engage ton corps, le corps.

Benoît Labourdette :

On peut en effet le voir comme ça. Tu as replacé historiquement les choses, j’abonde dans ton sens : la caméra est apparue dans les téléphones portables fin 2004. En 2005, on a créé avec le Forum des images à Paris un festival, qui a duré six ans, consacré à la création de films avec téléphone portable. On l’a appelé « Festival Pocket Films », on a trouvé ce nom là, on a trouvé que c’était plutôt pas mal ! Et c’est devenu une sorte de un nom commun.

Ce qui m’intéressait surtout, à vrai dire, ce n’était pas juste la façon de filmer, c’est le fait que en 2005 la caméra apparaît dans les téléphones portables, ok... à l’époque, ça paraissait complètement incongru une caméra dans les téléphones portables. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais pour ceux qui avaient un âge canonique comme le nôtre... Donc les gens trouvaient ça un peu ridicule... à part des gens comme Alain Fleischer qui sont toujours intéressés par l’expérimentation. Moi, ce qui me souciait, c’était « Dans 10 ans : 2005, en 2015. Dans 10 ans, il y aura des caméras dans tous les téléphones, donc cela veut dire que tout le monde aura une caméra en permanence dans la poche. On peut se dire que c’est un détail, que c’est anecdotique, non ! » Peut-être que personne n’aurait jamais utilisé la caméra de son téléphone, mais moi je pressentais que ça n’allait pas du tout être anecdotique, donc ce qui me semblait intéressant, c’était d’expérimenter ce qu’on peut faire avec ça, sachant que les projets des téléphones portables et des caméras, ce sont des projets purement commerciaux, ce sont des industriels qui vendent leur soupe, ce n’est pas autre chose que cela. Du coup, nous, dans le champ de la culture, de l’éducation, de l’enseignement et de la recherche, cela me semblait extrêmement important qu’on détourne, qu’on s’amuse avec, qu’on filme avec, qu’on fasse des choses atypiques, mais plutôt pour construire notre posture critique et aussi imaginer quel serait l’avenir du cinéma.

Parce que, aujourd’hui par exemple, qu’est-ce qu’on voit, dans les pratiques de la majorité de la population ? Vous allez me dire « Les gens ne vont plus au cinéma, ou très très peu, beaucoup moins qu’avant, parce que post-covid, etc. » Mais en fait, ça avait commencé avant, c’est à dire que, je ne sais pas vous, mais par exemple, TikTok, c’est absolument extraordinaire, ce qu’il y a là-dessus. C’est dingue. L’algorithme de TikTok, je ne sais pas si certains ont TikTok, c’est incroyable la qualité de la recommandation, et c’est incroyable, TikTok, les outils de tournage : il y a du tourné-monté comme à l’époque du cinéma Super 8, on peut mettre du texte sur l’écran, on réemploie les musiques des uns des autres, du coup ça n’existe plus vraiment un film sur Tiktok... vous le savez comme moi, on partage les choses, on reprend une tendance, chacun va répondre à l’autre, et du coup il y a une sorte d’histoire de l’art en accéléré tout le temps.

Donc il se passe des choses, me semble-t-il dans la question de la réinvention de qu’est-ce que c’est que l’audiovisuel, à partir des outils. N’oublions pas que le Cinématographe, ça n’est qu’un outil, c’est un objet, qui apparaît en 1895, on ne sait pas trop à quoi ça va servir, et il y a des gens qui ont utilisé cet objet pour raconter des histoires avec, et globalement faire du théâtre filmé. En gros c’est ça le cinéma, globalement, en tous cas le cinéma commercial. Ainis, ce qui me semblait intéressant, et ce qui me semble toujours intéressant, c’est comment cet outil va modifier les formes de l’art et même les formes de relations dans l’art, c’est à dire :

  • C’est qui l’artiste ?
  • C’est quoi les amateurs, c’est quoi les professionnels ?
  • Où est-ce qu’on voit des œuvres ?
  • Et la nature même d’une œuvre : c’est quoi une œuvre, en fait ?

Quand on va dans une salle de cinéma aujourd’hui, qu’est-ce qu’on voit ? On voit des objets totalement académiques, dans les salles de cinéma pour lesquelles on paie, on voit des histoires hyper classiques, ça peut être bien, ça peut être sympa, mais il n’y a plus du tout de recherche. On va voir de la recherche dans des musées, dans des expositions, dans des colloques, ou sur Internet. Je trouve donc, c’est mon avis personnel et là on diffère un petit peu, que se référencer à un cinéma ancien n’est pas très juste, car du fait des téléphones, c’est la forme même du cinéma qui est en train de muter. Je trouve que les pratiques du téléphone font muter la notion même d’œuvre d’art. Dans ce sens, je vais vous faire une proposition juste après.

Il y a aussi la question de la hiérarchie culturelle. Moi par exemple, je vois plein d’œuvres, et moi-même je suis artiste, je fais des choses, etc, mais ça m’intéresse de savoir ce que vous vous regardez sur vos téléphones, ce que vous vous créeez éventuellement avec vos téléphones. Pourquoi ça m’intéresse ? Ce n’est pas parce que j’ai une expérience et que j’ai fait plein de trucs, ce n’est pas pour ça que je sais tout, ou que je sais plus ; je sais autre chose. Et il me semble que justement ces technologies là, elles nous mettent en relation autrement. Et en fait, la spécificité de la création avec téléphone, dès 2005, c’était bien-sûr, un changement de la façon de filmer, mais Jean-Pierre Beauviala, qui était un inventeur de caméra magnifique et d’ailleurs on a fait il y a quelques années des rencontres entre lui et Alain Fleischer, c’était super, il a inventé dans les années 80 la paluche, la caméra qu’on peut mettre partout. Même la caméra Lumière de 1895, c’est un petit objet. Et dès 1905, il y avait des caméras toutes petites qu’on pouvait lancer. Oui, dans les studios hollywoodiens il y a eu des grosses caméras, mais il y a eu aussi dès le début des toutes petites caméras. Et moi ce qui me semblait plus puissant, c’était cette capacité d’échange, de pouvoir s’envoyer des vidéos, ce changement temporel, finalement, entre la création et la réception. Et du coup, ça change les places. Après, en 2005, il y a la caméra qui arrive dans les téléphones portables, mais il y a aussi YouTube, qui apparaît, en avril 2005, ce qui fait que tout à coup, chacun a le pouvoir de rendre sa vidéo publique. Ca vous paraît évident mais ça n’existait pas avant. Avant, pour pouvoir diffuser une vidéo au monde entier, c’était réservé uniquement à des professionnels. A partir de 2005, tout un chacun a pu le faire.

Voici ce que je vous propose de faire maintenant : comme nous sommes peu nombreux, je vais simplement vous proposer de préparer sur votre téléphone un truc, que ce soit nous montrer l’application que vous préférez... ce que vous aimez sur votre téléphone, quoi. Et on va tous poser nos téléphones là, en bas de scène, et on va regarder pendant cinq minutes les téléphones les uns des autres et ce qu’on choisit de mettre dessus. Qui veut mettre une vidéo en boucle de chat sur TikTok, etc. Je vous propose cet exercice. Nous aussi on le fait. On cherche un truc, on se les pose là. Venez en bas de scène, puis on fait ça, et après ce sera la parole à Thomas. Et nous aussi on le fait.

Merci beaucoup, c’est très riche !

Question posée par une personne du public :

On parlait tout à l’heure de la mort du cinéma, TikTok, tout ça... Est-ce que vous pensez que par exemple, le cinéma on est toujours sur de l’horizontal, là je suis en train de filmer en vertical, la conférence. Est-ce que vous pensez que le cinéma peut évoluer, c’est à dire diffuser un film, un vrai film, par exemple sur TikTok, en format vertical, ou vous pensez que ce ne serait plus du cinéma ?

Benoît Labourdette :

En fait, dès 2005, il y a eu un premier long métrage de cinéma tourné avec téléphone portable, qui était à Cannes en 2006, et dès 2006, il y a eu le premier long métrage aussi, tourné en format vertical, donc ce sont des choses qu’on a expérimentées très tôt. Moi, ce que je pense, c’est que c’est un petit peu comme avec le livre : l’électronique n’a pas remplacé le papier, les deux sont complémentaires. En fait, je pense que le cinéma en projection, c’est une forme, qui est super intéressante, moi j’adore, j’organise plein de choses dans des cinémas, mais je pense que ce ne sera plus la forme principale. Oui, peut-être qu’on pourra inventer des salles avec des écrans verticaux, tu vois, mais encore une fois, moi il me semble que ce qui change plus c’est la modalité d’interaction : quelle place l’œuvre prend dans notre vie, dans le quotidien, dans l’extraordinaire, etc. On va donc sortir des formes de cette tradition. Moi je crois beaucoup au cinéma, et je fais beaucoup des projets avec des salles de cinéma, parce que je crois très fort à ce qu’on fait ensemble. Là par exemple, on est rassemblés, on est dans une salle, c’est très puissant, en termes psychosocial. Je suis donc pour les salles de cinéma, mais peut-être dans des moments plus exceptionnels. Je ne crois pas qu’il y aura une fréquentation régulière comme il y a eu par le passé. C’est ma vision.

Portfolio

Captations vidéo, enregistrements audio, documents, résumés, de conférences que j’anime, ou de tables rondes auxquelles je participe, dans différents contextes.