On différencie la « vraie vie » et le théâtre, comme le réel et la fiction. Comprendre plus finement l’intrication des deux peut sans doute permettre de mieux toucher sa propre « vérité ».
Protestation contre l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre ; et comme si la vraie culture n’était pas un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie.
Antonin Artaud (« Le théâtre et son double », 1938).
Le théâtre, c’est à dire des mises en scène et des rôles, définit notre réalité : horaires et lieux précis de présence dans les contextes professionnels, costumes avec des codifications normées dans bien des champs de la vie, de l’univers militaire aux hôtels-restaurants, relations familiales avec des rôles définis (le blagueur, l’intellectuel, le bouc-émissaire, le beauf, etc.), moments de la vie quotidienne très ritualisés (le passage en caisse dans les boutiques, les places physiques de chacun dans les logements, la récurrence des sorties, différentes en fonction des contextes socio-culturels : la galerie commerçante, le musée, le cinéma, ou le théâtre !), rituels civils et religieux, mariages, enterrements, remises de médailles et diplômes, rituels culinaires, rituels des vacanciers, etc. Ce que je nomme ici « théâtre » est le plus souvent nommé « culture ». Je l’envisage ici en tant que théâtre, pour y trouver notre pouvoir d’agir.
Nous sommes baignés dans notre culture, qui forme notre relation à ce qui nous semble être notre réalité naturelle. Ainsi, la différence entre ce qui est perçu comme un théâtre fictionnel et ce qui est perçu comme le réel véridique se situe dans notre degré de conscience de la mise en scène et de son rôle social. Aller voir n’importe quelle pièce de théâtre ou film n’a a priori aucun impact sur notre vie, alors que ne pas respecter les règles et rôles du théâtre de notre contexte professionnel ou familial peut avoir de grandes conséquences.
La société est une production humaine. La société est une réalité objective. L’homme est une production sociale.
Peter L. Berger et Thomas Luckmann (« La construction sociale de la réalité », 1966).
Peut-être que les « professionnels » du théâtre et du cinéma, que ce soient les artistes ou tous ceux qui travaillent avec eux (production, diffusion, technique, administration, politiques culturelles) pourraient avoir plus conscience que le théâtre se situe autant sur les scènes qu’ils remplissent que dans la façon dont ils l’encadrent, dont ils travaillent.
Voici quelques exemples en ce sens, dans le champ professionnel qui est le mien :
Le théâtre est présent à tous les endroits de la vie elle-même. Prendre conscience que tout est théâtre et non pas réalité objective peut permettre de construire une pensée critique, pour se donner les moyens de choisir d’autres mises en scène, plus en accord avec les valeurs d’humanité que notre démocratie et notre éthique nous intiment de défendre, et ce sans exception. Ces deux derniers exemples sont à dessein non consensuels et peuvent, je le sais, susciter de vives réactions de désaccord. C’est le propre de la philosophie que d’être un espace de réel débat de fond.
L’être humain devient humain quand il invente le théâtre.
Augusto Boal (« Théâtre de l’opprimé », 1975).
« Être » au monde, c’est se penser soi et penser le monde. Ainsi, chacun.e, sans même le formuler explicitement, a une vision philosophique du monde : religieux ou athée, technophile ou technophobe, hédoniste ou abstinent, avec tous les croisements possibles... ce sont des positions philosophiques. Pour se situer soi, nous avons nos intuitions, notre réflexion singulière, et les références qui peuvent nous accompagner à envisager notre existence et à considérer la réalité du monde plus en profondeur.
À mon sens, dans la suite du philosophe Norbert Elias, la philosophie n’est pas une science abstraite et surplombante qui ne ferait référence qu’à elle-même et serait trop compliquée pour le commun des mortels. Je pense que la philosophie est une pratique de pensée profonde sur les réalités que l’on connaît, dont chacun·e a le droit, la légitimité et la compétence. Donc, la philosophie s’exprime de la façon que l’on souhaite, elle est accessible et légitime pour tou·te·s et elle est enrichissante de façon mutuelle. Les « cafés philo » en sont un très bon exemple. Philosopher, c’est se questionner sur le monde et sur la vie, c’est s’autoriser à faire un pas de côté pour mieux se situer, c’est la démarche de penser par soi-même les connaissances humaines, de préciser et partager sa pensée, d’en débattre. C’est l’inverse du dogme et du consensus. Ainsi la philosophie surplombe tous les sujets. C’est l’ancêtre de toutes les sciences humaines, ainsi que des sciences « dures » ; par exemple, l’épistémologie est la philosophie des sciences. Le philosophe Gilles Deleuze affirme : La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. [...] : connaissance par purs concepts. [...] Penser suscite l’indifférence générale. Et pourtant il n’est pas faux de dire que c’est un exercice dangereux. [...] Quand un objet est scientifiquement construit par fonctions, par exemple un espace géométrique, il reste à en chercher le concept philosophique qui n’est nullement donné dans la fonction.
Vous trouverez ici plusieurs propositions philosophiques de ma part, en appui sur des sujets dont j’ai la pratique, dans ce monde du début du XXIe Siècle avec ses enjeux si particuliers et nouveaux.